Incertitude

Ces interactions multiples, toutes ces rencontres qui nous heurtent et nous enseignent, tous ces phénomènes qui se chevauchent et s’entremêlent sans cesse, comment pourrions-nous y avoir accès ? Comment les prévoir ? L’expérience de pensée qui consiste à imaginer un supercalculateur qui connaîtrait la position et le mouvement de chaque atome de l’univers, qui pourrait ainsi tout prédire de l’avenir et tout décrire du passé de l’univers, cela ne restera à jamais qu’une expérience de pensée car elle implique que la machine puisse prévoir le mouvement de ses propres atomes en fonction de ses simulations, nous amenant donc au paradoxe suivant : il devra prédire ses propres prédictions. Mais est-ce seulement souhaitable de tout prévoir ? Aujourd’hui nous cherchons à tout contrôler, à tout rationaliser, à anticiper toujours plus. Mais peut-être s’agit-il d’admettre que l’optimisation a ses limites. Cette infinité d’évènements qui se sont passés avant, qui se passent pendant et qui se passeront après, seront, pour la quasi-totalité, à tout jamais inconnu et inconnaissable.

C’est ce qu’Edgar Morin désigne comme l’incertitude. Même sans parler de tous ces milliards de milliards de milliards d’atomes composant l’univers, plus proche de nous, nous ne pouvons pas prévoir toutes les conséquences qu’auront nos actes au quotidien, c’est impossible. C’est d’ailleurs ce qu’Edward Lorenz souhaitait illustrer en parlant de « l’effet papillon ». C’est ce que de nombreux films, séries et même jeux-vidéo ont déjà traité, où des actes censés être bienveillants conduisent parfois à des catastrophes. Mais soyons clair : l’incertitude d’un évènement n’empêche pas qu’il soit déterminé d’une manière ou d’une autre. L’incertitude concerne avant tout notre capacité à capter et à comprendre cette détermination. Je ne peux pas prévoir ce que je vais taper sur ce clavier, et pourtant, il est au moins déterminé par ma langue, ma culture, mon âge, ma forme physique, mon humeur, le temps qu’il fait, mes discussions d’hier, l’époque actuelle, etc.

Déterminisme et physique quantique : si les interactions aléatoires se font dans un cadre déterminé, alors il en résultera de la détermination ? => Destin ?

Une attitude toute rationnelle empêche une pensée complexe de prendre corps et étouffe la créativité. C’est ce qui nous pousse à n’expérimenter qu’un seul modèle à la fois, à adopter un comportement entropique, car issu d’un seul point de vue, et à se rendre aveugle à tout le reste de notre environnement. A l’inverse, la créativité, quel qu’elle soit, sera forcément issue d’une démarche plus néguentropique (car la globalité, la prise en compte simultanée de tout l’environnement, de fait, n’est qu’un idéal) et éprouvera plusieurs vérités à la fois.

Au fur et à mesure que nous prenons conscience du milieu dans lequel nous vivons et évoluons, nous nous rendons compte que des choses et évènements nous échappent systématiquement, que la complexité du monde ne fait que grandir et que notre sphère d’ignorance augmente proportionnellement à notre sphère de connaissance. L’incertitude nous gagne et au lieu d’en tirer profit nous nous raidissons contre elle, alors qu’elle demande souplesse et adaptation : nous devons nous complexifier. La pensée complexe n’est pas une fin en soi, au plus un idéal mais surtout un état dynamique où toute vérité n’est admise que comme temporaire, changeante, partiale et non absolue. La vérité dépend du référentiel, c’est-à-dire du point de vue. Un paysage ne sera ainsi pas le même suivant l’altitude et la position géographique qu’on choisit pour l’observer, malgré que ce soit la même plaine, la même forêt ou la même montagne. Dans le concept de vérité il y a donc une notion de perception et d’observateur, donc de subjectivité. C’est ce que Nietzsche avançait en affirmant que « la connaissance n’est qu’interprétation à travers le corps ». C’est aussi ce que disait ce cher Von Foerster (cf chapitre « Interaction ») : pas d’observé sans observateur. L’observation en dit souvent plus long sur celui qui observe, il en est de même pour le discours…

Il semble donc qu’aucune vérité même scientifique ne soit atteignable, ou du moins immuable. Une « vérité » comme on l’entend traditionnellement n’est que l’énoncé d’une interaction systémique. Alors que, nous commençons à le comprendre à présent, l’interaction entre deux systèmes n’est jamais que réductrice, car rarement isolée, relative à l’échelle d’observation et temporaire. Ainsi, la définir comme absolue et rigide est absurde systémiquement. En revanche, en terme d’énoncés le concept de théorie est beaucoup plus humble et nous devrions peut-être nous en inspirer. Outre qu’elle doit être testable et réfutable, une théorie doit aussi être « utile » au sens où elle doit permettre l’acquisition de nouvelles connaissances et l’élaboration de nouvelles théories. Pour un exemple des plus parlants, la théorie de la relativité restreinte d’Einstein n’a rien d’un fait ou d’une vérité admise. Elle reste une hypothèse. Très bien construite et résistante aux vérifications successives mais ni plus ni moins qu’une hypothèse. Tout ce que demande la science physique à cette théorie c’est de l’aider à progresser dans la compréhension de notre univers jusqu’à parvenir un jour à une théorie plus aboutie, ce qu’elle fait parfaitement. Car, qu’on le veuille ou non, autant l’observateur ne peut se défaire de l’objet observé, le théoricien non plus ne peut s’extraire de sa théorie. Le chercheur Kurt Lewin qualifiait ces théories fortement marquées par leur auteur comme « historico-géographique », c’est-à-dire qu’elles sont surtout les témoins de l’époque et de la culture dont elles sont issues. Mais nous nous doutons bien à présent qu’elles le sont toutes, l’important étant qu’elles donnent les outils de leur propre dépassement. Il doit en être de même lorsque l’on parle de « vérité ».

N’attachons donc pas trop d’importance à la fixité de notre monde puisqu’il ne l’est pas. Apprenons à suivre son mouvement fluctuant et parfois incertain, admettons l’incertitude et faisons ce travail d’équilibriste en naviguant de théories en théories (celle-là comprise) tout en restant constamment ouvert au doute et en acceptant de se tromper. C’est sans doute cela que l’on appelle « sagesse ». A ce propos, Kant ne disait-il pas que l’intelligence d’un individu se mesure à la quantité d’incertitudes qu’il est capable de supporter ?

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