Temps

Le temps. Le temps qui passe, celui qui agite nos montres et nous presse de vivre. Il n’a pas son pareil pour réunir science et philosophie, concret et abstrait. On le ressent, de seconde en seconde, immuable et inarrêtable. On n’est pas très à l’aise pour en parler puisque s’il y a bien une notion qui régit notre monde, à défaut de Dieu, c’est bien lui. En physique on le classe souvent à part, on parle des trois dimensions de l’espace en précisant « + 1 dimension temporelle » alors qu’Einstein nous parlait bien d’espace-temps, l’idée étant que l’espace et le temps ne forme qu’une seule et même entité.

La pensée complexe et la théorie que nous essayons d’élaborer sur ce blog peuvent sans doute nous aiguiller là-dessus. Nous avons vu qu’il existe une échelle systémique, c’est-à-dire un ordre dans la composition des systèmes, allant très logiquement du microscopique vers le macroscopique. De cela nous pouvons déduire également que les interactions se font également dans ce même ordre, du plus petit au plus grand : quand on casse un verre, ce sont d’abord les atomes qui se désolidarisent, puis les chaînes moléculaires et ainsi de suite jusqu’à la cassure macroscopique du verre.

Ainsi, au sein d’un système suffisamment complexe à plusieurs niveaux, on peut déduire à nouveau que le temps s’écoule dans le sens de l’échelle systémique, toujours du plus petit au plus grand. En quelque sorte, on pourrait dire que nous éprouvons le présent toujours avec un temps de retard comparé à l’infiniment petit, et à peine le vivons-nous que l’infiniment petit est déjà dans le futur. Cela est signifiant lorsqu’on sait que le temps ne s’écoule que dans un sens, tout comme les systèmes ne s’élaborent eux aussi que dans un seul sens. Les temps passés construisent le temps présent à la manière des composants qui constituent le système. De là à conclure que temps et échelle systémique ne font qu’un il n’y a qu’un pas, cela rejoignant parfaitement l’idée d’espace-temps.

Ne pourrait-on pas en déduire et définir l’interaction entre deux objets comme la rencontre entre deux espaces-temps ? Trouver le plus petit quantum de matière reviendrait à trouver le plus petit quantum d’espace-temps : on parle de « pas de temps » ou du fameux « temps de Planck ». La vitesse de la lumière, la vitesse indépassable, devient alors la vitesse maximale d’interaction, ou plutôt, la vitesse d’interaction de base : eh oui, plus on monte dans l’échelle systémique plus les interactions prennent du temps. Ainsi, on peut relativiser le fait de voir une galaxie à des millions d’années-lumière. Peu importe qu’elle ne soit pas telle que nous la voyons au moment où nous la voyons puisque c’est tout simplement telle qu’elle interagit avec nous.

Cela pourrait également nous montrer le phénomène de gravité sous un autre œil. Nous savons que tout corps a un pouvoir d’attraction proportionnel à sa masse. En considérant que sa masse est proportionnelle au nombre d’interactions que ce corps produit, dès lors, on pourrait suggérer que tout corps agit comme une dépression interactionnelle, les autres objets étant naturellement attirés vers lui comme une dépression dans l’air ou tout autre fluide.

Bon, vous l’aurez compris dans cet article je m’égare voire je m’enflamme sans doute un peu (oui oui je l’ai remarqué) du coup j’en ai perdu quelques uns en route. Pour repartir plus dans le concret (ou moins dans l’abstrait, c’est selon) attardons sur les conséquences directes pour nous de cette déduction : la propriété systémique du temps qui passe. Cela signifie que toutes nos décisions présentes auront un impact sur nos décisions à venir. Ok, cela va de soi. On ne m’a pas attendu, je sais. Mais si vous avez bien en tête le principe de cohérence de tout système, au niveau sociétal et politique cela signifie que nous ne pouvons pas prétendre construire un monde meilleur en ne commençant pas aujourd’hui. Prendre des mesures inhumaines aujourd’hui ne peut en aucun cas être justifié par des promesses d’un comportement plus humain demain. Cela n’a pas de sens d’un point de vue systémique.

Fractalité

Cet article vous évoquera sans doute celui sur la redondance, mais là où ce dernier aborde les relations transversales entre composants, c’est-à-dire pour un même niveau d’échelle, ici nous traiteront de la relation verticale qu’il existe entre un système et ses composants.

Pour Edgar Morin, le tout est à la fois plus et moins que la somme des parties. Il est plus car, selon le principe d’émergence, il possède une qualité que l’on ne pouvait simplement déduire de ses composants. A l’inverse, il est moins car il ne dispose pas de toutes les qualités de ces mêmes composants. Pourtant, lorsque l’on observe les systèmes naturels, on constate régulièrement l’aspect fractal de ces systèmes, c’est-à-dire qu’on observe un motif qui se répète à n’importe quelle échelle. Un exemple que l’on donne souvent sont les côtes bretonnes qui apparaissent déchiquetées quelque soit la hauteur de l’observation.

Pour les systèmes vivants, cela s’exprime autrement. Bien sûr nous ne ressemblons pas à une cellule géante mais il peut être intéressant de s’en inspirer, car il se trouve que chaque cellule de notre organisme dispose de toute notre information génétique. Si chaque citoyen disposait des mêmes informations que tous les autres, la prise de décision n’en serait-elle pas plus saine ?Comme nous avons pu le voir dans un précédent article, en terme de complexité, tout système se forme du bas vers le haut, par ses composants, ces derniers le précède forcément et c’est eux qui détermineront le système. Renforcer les individus revient donc à renforcer la société, CQFD.

Agir de façon néguentropique pourrait revenir à agir par principe. C’est le sens que peut prendre le proverbe « l’important n’est pas le but mais le chemin », car en agissant ainsi on ne peut deviner le but à atteindre, ce sont nos actes en eux-mêmes et comment ils s’inscrivent dans notre environnement qui nous intéressent. Voilà le sens de l’interaction néguentropique : résoudre et assumer l’incertitude. Ainsi, tout système émergent à partir de composants donnés ne peut être que cohérent avec eux et reste tout à fait imprévisible quant à sa forme finale.

Emmanuel Todd l’a déjà illustré dans ses ouvrages en étudiant les structures familiales de différents pays. Il a démontré que, dans un pays donné, le type d’organisation des familles (patri ou matrilinéaire, nucléaire, etc) en détermine largement le système politique. Une nation n’étant jamais que le regroupement de nombreuses familles entre elles comme un système n’est qu’un regroupement de sous-systèmes. C’est ainsi que cet auteur avait prédit la fin de l’URSS plusieurs années avant en observant une augmentation du taux de mortalité infantile (à vérifier). Il prétend à présent que l’Europe actuelle est impossible au regard des structures familiales trop diverses.

Une autre illustration de la fractalité concerne le foetus. Non seulement il évolue dans un milieu liquide mais surtout il passe par des stades de développement qui font tantôt penser à un poisson, tantôt à un lézard ou à un autre animal similaire. Nous le savons à présent, à peu de choses près ce sont toutes les formes que nous avons pris au cours de l’évolution de notre espèce. C’est le seul chemin possible pour qu’une cellule se multiplie et face à un être humain (ce n’était qu’un exemple, c’est le cas pour bien d’autres espèces également). On dit que l’ontogenèse résume la phylogenèse : le développement d’un individu résume le développement de toute une espèce.

Rappelons-le, la fractalité ne sort pas de nulle part, elle n’est qu’une résultante du fait que le système est nécessairement à l’image de ses composants. On peut la qualifier de propriété émergente. Ce principe a une résonance quant à la philosophie asiatique, notamment dans le taoïsme basé sur le Yin et le Yang ou lorsque Gandhi disait « soit le changement que tu espères pour le monde ». Dans le cadre d’une entreprise ou d’une société par exemple, si ses objectifs ne prennent pas en compte ceux de ses salariés ou bien de ses citoyens, alors elle va au devant d’une pathologie systémique qui ne pourra se résoudre que lorsque les tensions sur les constituants disparaitront. Cela s’exprimera par du turnover, des burn-out (excusez les anglicismes) et autres dépressions. Seule solution : se tourner vers l’humain.

Frontière

Etant donné la manière dont nous avons parlé des différents niveaux d’échelle systémique, on pourrait penser que la distinction entre un système et un autre, qu’il soit de même complexité ou non, est franche et concrète. Ça peut être le cas pour un objet physique donné mais c’est justement omettre toutes les interactions qui ne sont pas visibles et tendent à flouter les limites du système.

Nous ne nous définissons que par la somme de nos interactions (cf chapitre « Interaction »). Comme l’explique Gregory Bateson dans L’Ecologie de l’Esprit, nous ne sommes qu’un intermédiaire, voire un filtre, qui ne fait que recevoir puis renvoyer de l’information en fonction de la nature de celle-ci, de sa biologie propre, de son histoire, etc. Ainsi, trouver une limite franche et certaine entre deux entités peut être plus malaisé qu’on ne le pense. On arrivera facilement à isoler physiquement une personne mais peut-elle ne se résumer qu’à son physique ? Est-ce pour autant que nous avons pris en compte tout son système tentaculaire et abstrait d’interactions ?

En psychologie (notamment la Théorie du Détour de Michel Cariou) on nous enseigne qu’un individu ne peut être isolé de son environnement car c’est le décontextualiser que de l’en extraire et de le considérer indépendant de celui-ci. Toute personne est adapté à un environnement en particulier. Ceci a pour importante conséquence qu’elle peut paraître inadaptée à l’environnement commun, celui que nous partageons avec elle, mais qu’elle réagit surtout à un environnement (encore une fois cela comprend une biologie, une histoire, des proches, etc) sûrement déviant et non sécurisant pour elle. La vision que nous avons d’un système diffère donc de la réalité du système. Alors on s’imagine qu’avec un objet beaucoup plus concret on n’a pas ce genre de difficulté. Prenons une maison par exemple. C’est un objet physique que l’on pense avoir bien en tête, et pourtant, où commence-t-elle et où se finit-elle au point de vue des canalisations, des fils électriques, téléphoniques, des antennes, du jardin en surface, en sous-sol ?

On le voit à présent, notre façon de penser nous entraîne vers la facilité, la catégorisation à outrance. C’est ce que dénonçait Henri Wallon dans L’Origine du Caractère chez l’Enfant. C’est vrai qu’il parlait surtout de l’enfant à ce moment-là mais c’est un excellent moyen pour décrypter la pensée de l’adulte justement, un enfant n’est jamais qu’un adulte en devenir. Un autre auteur, Kurt Lewin, distinguait lui deux modes de pensée scientifiques concurrents : d’un côté la pensée aristotélicienne, amenant à faire toujours plus de catégories, de spécialisations et d’expertises dans les disciplines scientifiques ; de l’autre la pensée galiléenne, néguentropique, inclusive, homogène, multiple mais non hiérarchique, supposant que l’univers n’est régi que par une loi unique, amenant donc toutes les disciplines à se réunir en une seule.

Définir les frontières d’un système n’est donc que relatif et subjectif car elles sont particulièrement poreuses, floues et mouvantes. Cela consiste ainsi à établir une hiérarchie dans les interactions qui composent le dit système suivant leur degré d’importance et à ne pas prendre en compte celles qui nous semblent négligeables. Mais ceci concerne avant tout la complexité transversale d’un système, c’est-à-dire que les interactions comparées restent de même niveau, qu’on ne s’intéresse qu’aux composants directs du système et non à ceux des niveaux systémiques en-dessous ou au-dessus. Pour en revenir à la maison, cela nous amènerait à étudier les interactions de chacun des composants pris un à un, chaque mur, chaque brique, chaque poutre, chaque fenêtre, etc. Encore une fois, chaque chose qui ne nous vient pas spontanément lorsque nous pensons à l’objet « maison ». La frontière n’est donc pas non plus certaine en ce qui concerne la complexité verticale des systèmes.

Penser un système c’est donc faire un choix. Rappelons-le, la pensée complexe est une dynamique, un idéal mais non un point fixe. On démonte et on remonte les objets d’étude en même temps, on garde toujours en tête que toute chose est à la fois multiple et unique. Même si ça n’est que temporaire et incomplet, il faut définir une limite au système. Sans frontière, il n’y a pas de système. C’est ce qui fait son identité, au même titre que la cohésion entre ses éléments qui eux-mêmes possèdent une frontière entre chacun d’eux. Ça y est, nous rentrons dans la mise en abîme systémique où tout se répète à toutes les échelles et où les paradoxes se multiplient d’autant.

Mais ce n’est pas qu’une astuce de pensée. On est obligé d’admettre une frontière pour pouvoir conceptualiser le système mais c’est aussi une nécessité concrète et physique. Tout élément d’un système est à la fois attiré et rejeté par tout autre élément (cf « La Méthode » d’Edgar Morin). S’ils ne font que s’attirer, alors les éléments autant qu’ils sont n’en formeront plus qu’un car rien ne les empêchera de se mélanger. S’ils ne font que se rejeter, alors il n’y a ni système ni interaction possible. Ceci vaut donc pour la complexité transversale, pour des systèmes de même complexité. Qu’en est-il pour la complexité verticale, pour des systèmes de complexité différentes ?

En soi, il ne peut y avoir d’interaction entre un système et son sur-système puisque par définition l’un se confond dans l’autre. Un système donné n’interagit directement qu’avec un système de même complexité car ce n’est qu’avec lui qu’il peut échanger des informations structurelles et fonctionnelles. Toute interaction qui pourrait être ainsi observé du bas vers le haut (du moins complexe au plus complexe) relèverait donc du phénomène émergent et mettrait en jeu de nombreux systèmes pour agir sur le sur-système. Le fameux « effet papillon » d’Edward Lorenz n’a donc, en théorie, aucune chance d’arriver puisque l’on parle d’un côté du battement des ailes d’un papillon et de l’autre d’une tornade, qui n’ont pas du tout la même complexité.

Ceci dit, nous avons évoqué dans le chapitre « Interaction » les phénomènes d’entropie et de néguentropie, la différence étant l’énergie stockée dans les systèmes grâce à la néguentropie. On pourrait donc imaginer définir le degré de complexité d’un système en mesurant la quantité d’énergie stockée. Ce qui établit donc la différence entre deux systèmes de complexités différentes, et surtout la frontière que l’on pourrait tracée, c’est la quantité d’énergie stockée par chacun. Par nature un système moins complexe aura toujours moins d’énergie qu’un système plus complexe, mais s’il parvient par un quelconque moyen à stocker suffisamment d’énergie, il peut très bien imaginer interagir avec le système au-dessus.

Enfin, par le célèbre principe du « qui peut le plus peut le moins », rien n’empêche en théorie un système de forte complexité d’interagir avec un système de faible complexité. On arrive très bien à agir sur des cellules microscopiques à l’aide d’aiguilles extrêmement fines, nous agissons sur les atomes pour les faire fissionner dans les centrales nucléaires et nous mettons en collision des particules subatomiques dans des accélérateurs tels que le LHC. Evidemment ce sont des prouesses de l’intelligence humaine qui permettent ces sauts d’échelle, mais concernant l’épigénétique par exemple les animaux en sont tout aussi capables que nous. Il s’agit de l’effet de nos comportements sur l’expression de nos gènes. Même si nous n’en avons pas conscience, nous avons bel et bien un certain pouvoir sur nos molécules.

Qu’il s’agisse de complexité verticale ou horizontale, l’énergie (force ?) de l’interaction entre deux systèmes dépendra essentiellement de leur éloignement, de la présence ou non d’intermédiaires et s’ils possèdent beaucoup ou peu de redondances (cf chapitre « redondance »). Cela nous enseigne qu’il est important dans la vie quotidienne comme dans les apprentissages de privilégier les interactions les plus proches de nous et celles qui ont le plus fort impact sur nous. Grâce à la pensée complexe, on pourra discriminer et hiérarchiser les interactions, nous permettant de répondre à des questions telles que : le bien-être économique est-il plus important que le bien-être moral ou écologique ?

Echelle

L’apparition d’une émergence traduit en fait la construction d’un nouveau niveau systémique. Quand des atomes se réunissent en une molécule alors on peut décrire un niveau systémique supérieur, le niveau moléculaire, de plus grande complexité donc que le niveau atomique. Cette juxtaposition de différents niveaux, à mesure que la matière se complexifie, laisse émerger à son tour une nouvelle notion : l’échelle systémique.

Les systèmes étant emboités les uns dans les autres à la manière de poupées gigognes, on peut ainsi remonter et descendre sur une échelle systémique en fonction du niveau de complexité recherché. Le paradoxe qu’il y a dans cette notion d’échelle est qu’on ne sait ni où elle commence ni où elle finit. On pourrait placer temporairement les particules subatomiques comme les quarks tout en bas et la société humaine tout en haut puisque c’est l’organisation la plus évoluée que l’on connaisse mais cela n’a rien d’absolu. On ne peut donc déterminer le nombre ou la place précise des barreaux de l’échelle mais au moins pouvons-nous en définir l’ordre car nous savons qu’une molécule est formée d’atomes et non l’inverse, nous savons que nous sommes formés de cellules et non l’inverse, etc.

Aussi, cette échelle peut être vue de deux manières différentes. Bien que nous ne parlerons la plupart du temps que de complexité verticale (qui nous permet de parler de composants et de systèmes), notons toutefois que nous pouvons aussi parler de complexité transversale lorsque nous étudions les relations entre systèmes de même complexité verticale, la complexité transversale augmentant avec le nombre de systèmes considérés. Ainsi, un astre immense comme notre soleil va posséder une complexité verticale bien moindre qu’un être humain mais une complexité horizontale bien plus importante puisque formé d’infiniment plus de systèmes (ses atomes) que nous.

On peut déjà déduire de ces deux principes que plus la complexité verticale augmente, plus le système obtenu sera grand et mobilisera d’éléments. De même, plus la complexité verticale augmente, moins le nombre de systèmes à chaque niveau sera grand (pour faire un système il faut au moins deux éléments, à chaque niveau on divise donc au moins par deux le nombre de systèmes) mais plus la variété des systèmes sera importante (car le nombre d’éléments total dans le système augmente mécaniquement et les combinaisons possibles aussi). Par exemple, la variété des atomes comparée à celle des molécules est bien moindre. Une autre déduction que l’on peut faire, sans doute la plus importante, est que chaque niveau systémique repose nécessairement sur celui d’en-dessous, les systèmes les plus complexes sont dépendants des systèmes qui le sont moins. Ce sont donc d’abord les parties qui agissent sur la totalité. Si les éléments de base se voient imposer des tensions qu’ils ne peuvent supporter, alors le système n’est pas viable.

Nous allons en tirer une méthode de pensée qui vise à redéfinir les notions que nous connaissons habituellement en des concepts plus fondamentaux. Bien que cela se rapproche du réductionnisme nous l’appellerons « pensée néguentropique » avec son antagoniste « pensée entropique » (qui pourrait correspondre à l’approche « holistique »). Nous avons déjà développé ces deux notions dans un précédent chapitre (cf « entropie et néguentropie ») et elles nous suffisent amplement pour dérouler la suite de nos idées.

Il peut nous paraitre contre-intuitif de mener un raisonnement « par le bas » et pourtant, la recherche fondamentale devrait toujours fonctionner ainsi. La nature elle-même n’agit pas autrement, elle est dans le laisser-faire, elle n’use que de quelques règles de base que nous tentons de découvrir ici, et force est de constater que ça lui a plutôt bien réussi : l’instinct de survie, le principe premier de l’évolution selon Darwin, est d’abord systémique. En fait, tout système qui se conserve témoigne d’un rapport au monde valide qui peut se perpétuer. Après presque 14 milliards d’années d’existence, l’univers a eu le temps d’expérimenter différents types de systèmes à toutes les échelles, s’appuyant à chaque fois sur le niveau systémique précédent pour croître et se propager. Et nous fonctionnons toujours de cette manière, l’évolution biologique, psychologique et sociale d’un individu se fait forcément « par le bas », en fonction de ses acquis, de l’accord entre ses différentes valeurs et de ce qu’il vit au quotidien.

Un peu plus concrètement, on peut appliquer le raisonnement néguentropique au moteur d’une voiture : son bon fonctionnement est entièrement dépendant du bon fonctionnement de chaque pièce qui le compose. S’il y en a une de défectueuse, on sait qu’on peut la remplacer sans difficulté à l’identique. En est-il de même pour l’humain, l’élément de base de notre système « société » ? A l’image des pièces d’un moteur, peut-on le considérer comme interchangeable ? C’est ce que cherche à interroger Aldous Huxley dans Le Meilleur des Mondes : faut-il adapter l’humain à la société ou la société à l’humain ? Michel Foucault fait de même dans Surveiller et Punir en étudiant notre système carcéral (il aurait également pu prendre comme exemple la fameuse école républicaine) qui n’est non pas faite pour aider des individus à trouver leur place mais bien pour les former et les conformer à ce qu’on attend d’eux afin de pérenniser le système actuel (dans le cadre de l’école, on remarquera que la sonnerie annonçant la fin des cours ressemble étrangement à celle des usines de l’époque de la révolution industrielle).

Pourtant, tout système vit au dépend de ses composants et de son environnement (on retrouve ici les deux facettes de la complexité : verticale et transversale). Edgar Morin appelle ce phénomène l’asservissement, renversant de fait le rapport de force : la survie du prédateur est soumise à la présence de la proie. Ainsi, si l’environnement auquel il est adapté disparaît (la proie), le système (le prédateur) risque aussi de disparaître s’il ne parvient pas à s’adapter à son nouvel environnement (à de nouvelles proies). Rien de plus simple pour nous ensuite d’étendre la notion d’asservir entre composant et système. Il est donc du rôle premier du système d’assurer la pérennité de ses composants, quitte à se déstructurer pour que les composants puissent se réorganiser en un autre système plus pertinent pour leur fonctionnement.

On a du mal à se défaire de cette manière erronée de réfléchir et d’agir, comme le rappelle régulièrement le philosophe Bernard Stiegler, la vision entropique imprègne toute notre culture et nos croyances. On a appris à omettre systématiquement tout ce qui se trouve au-delà en terme de complexité. Pour autant, cela ne signifie pas que nous sommes malveillants en usant de réflexion entropique, c’est souvent le cas lorsqu’on cherche à préserver une espèce, on en oublie qu’elle fait partie d’un écosystème et la protéger signifie biaiser les mécanismes de rétroactions qui eux aussi sont sans doute épuisés, aggravant finalement encore plus la situation.

On pourra toujours essayer de formater les individus et d’user l’environnement en fonction de notre bon vouloir, au final ce seront toujours les tensions humaines et environnementales qui auront le dernier mot sur le système global. Il est ironique à présent de penser que lorsqu’on nous parle de travail, on nous dit souvent qu’il s’agit de « donner du sens à sa vie », comme s’il n’y en avait pas au départ. Nous savons à présent que si.

Emergence

Sans que nous puissions encore expliquer les phénomènes à l’oeuvre, la réunion de certains éléments par des interactions complexes, formant un tout stable et cohérent, va permettre l’apparition d’une entité nouvelle et unique. Ses caractéristiques et ses capacités seront inédites et issues à la fois de tous et d’aucun de ses composants : on dit que le tout est plus que la somme des parties. Mais inversement, ses composants disposent de qualités qui n’ont pas forcément été transmises au système émergent : on dit que le tout est moins que la somme des parties. Edgar Morin réunit ces deux phénomènes sous le terme de principe hologrammatique.

Il peut être utile ici de préciser qu’un système ne se forme pas à partir de n’importe quels éléments entretenant n’importe quelle interaction. Déjà, pour qu’un élément puisse interagir avec un autre, il faut qu’ils soient dans le même environnement (et une porte ouverte !). Se faisant, ils sont ainsi soumis aux mêmes contraintes et donc susceptibles de disposer de plusieurs points communs dont un mode de communication suffisamment proche pour échanger des informations et/ou des ressources. Gregory Bateson affirme ainsi que tout système est redondant car on retrouve parmi ses éléments de nombreuses fois les mêmes caractéristiques. On peut d’ailleurs supposer que c’est de cette redondance que naîtra la propriété émergente du système nouvellement formé. Et pour boucler la boucle, cette même propriété a pour rôle de lier les systèmes nouvellement créés entre eux afin qu’ils puissent former un nouveau système à part entière.

Pour qu’il perdure, il faut également qu’il y est une attraction et une répulsion équivalentes et simultanées pour que le système puisse exister. L’attraction (issue donc du principe de redondance, la condition sine qua none), si elle est trop forte ou en tout cas non contrebalancée par un effet de répulsion, entraînera la fusion ou l’ingestion d’un des éléments par l’autre, mettant fin de facto au système. De même et logiquement, une trop forte répulsion empêchera toute interaction durable. Prenons le système solaire par exemple : l’attraction du soleil est contrebalancée par la vitesse de rotation des planètes, maintenant tout ce petit monde dans un équilibre dynamique et stable.

Puisqu’il s’agit aussi d’ouvrir le débat et le questionnement, demandons-nous alors ce qui peut bien émerger de la société humaine. Nous n’avons pas l’impression d’être aussi rigide que des atomes dans une molécule ou aussi serré que des cellules vivantes dans un organisme. De quoi sommes-nous le composant ? A y bien regarder, il semblerait tout de même que de notre conscience individuelle émerge une conscience collective sous-tendue par les flux d’informations qui se font de plus en plus massivement et rapidement. D’abord il y a eu le langage, la transmission orale, les traditions. Puis vint les dessins et l’écriture grâce auxquels des savoirs ont pu traverser le temps, les personnes et les âges. Les supports d’écriture ont peu à peu évolués, passant de la roche, aux tablettes, aux peaux, aux parchemins, aux feuilles de papiers. Mais cela oblige à un support et à un transport physique, ce qu’a abolit la technologie avec le télégraphe, le téléphone, le fax, le minitel puis l’internet avec les ordinateurs qui se miniaturisent de plus en plus et facilitent toujours plus les communications.

En somme, cette conscience collective (que certains appellent la « noosphère ») que nous ne ressentons pas est déjà présente dans le moindre échange d’informations que ce soit au travers des médias, des enseignements divers, de l’éducation de nos parents, des discussions informelles. C’est en quelque sorte ce que fait déjà la lionne lorsqu’elle apprend à chasser à ses petits, typiquement c’est aussi ce qu’on retrouve dans une ruche quand les abeilles se transmettent la position des fleurs à butiner ou bien dans une fourmilière qui est capable de réagir à une agression comme un véritable organisme. A chaque fois il y a apparition d’une entité (la ruche, la culture, l’espèce) à la connaissance plus vaste que celle pouvant être récoltée par un individu seul. C’est cela l’émergence.

L’humanité n’a donc rien inventé mais a su créer un système diablement efficace pour se développer et user des informations à leur plein potentiel. C’est peut-être là un début de piste que l’on pourrait formuler dans le cadre de la théorie de l’évolution de Darwin. Celui-ci avait comme problématique que parmi les fossiles des animaux disparus, témoins d’anciennes espèces ayant vécues sur notre planète, il n’y avait pas de fossiles d’hybrides qui pouvaient faire la transition entre une nouvelle espèce et une ancienne. Il formulait cela ainsi « la nature ne fait pas de sauts » : eh bien si. Les émergences sont par nature soudaines et imprévues, si en plus elles permettent à l’espèce d’occuper une niche écologique cela explique instantanément l’humanité qui s’est surdéveloppé en quelques milliers d’années seulement.

Incertitude

Ces interactions multiples, toutes ces rencontres qui nous heurtent et nous enseignent, tous ces phénomènes qui se chevauchent et s’entremêlent sans cesse, comment pourrions-nous y avoir accès ? Comment les prévoir ? L’expérience de pensée qui consiste à imaginer un supercalculateur qui connaîtrait la position et le mouvement de chaque atome de l’univers, qui pourrait ainsi tout prédire de l’avenir et tout décrire du passé de l’univers, cela ne restera à jamais qu’une expérience de pensée car elle implique que la machine puisse prévoir le mouvement de ses propres atomes en fonction de ses simulations, nous amenant donc au paradoxe suivant : il devra prédire ses propres prédictions. Mais est-ce seulement souhaitable de tout prévoir ? Aujourd’hui nous cherchons à tout contrôler, à tout rationaliser, à anticiper toujours plus. Mais peut-être s’agit-il d’admettre que l’optimisation a ses limites. Cette infinité d’évènements qui se sont passés avant, qui se passent pendant et qui se passeront après, seront, pour la quasi-totalité, à tout jamais inconnu et inconnaissable.

C’est ce qu’Edgar Morin désigne comme l’incertitude. Même sans parler de tous ces milliards de milliards de milliards d’atomes composant l’univers, plus proche de nous, nous ne pouvons pas prévoir toutes les conséquences qu’auront nos actes au quotidien, c’est impossible. C’est d’ailleurs ce qu’Edward Lorenz souhaitait illustrer en parlant de « l’effet papillon ». C’est ce que de nombreux films, séries et même jeux-vidéo ont déjà traité, où des actes censés être bienveillants conduisent parfois à des catastrophes. Mais soyons clair : l’incertitude d’un évènement n’empêche pas qu’il soit déterminé d’une manière ou d’une autre. L’incertitude concerne avant tout notre capacité à capter et à comprendre cette détermination. Je ne peux pas prévoir ce que je vais taper sur ce clavier, et pourtant, il est au moins déterminé par ma langue, ma culture, mon âge, ma forme physique, mon humeur, le temps qu’il fait, mes discussions d’hier, l’époque actuelle, etc.

Déterminisme et physique quantique : si les interactions aléatoires se font dans un cadre déterminé, alors il en résultera de la détermination ? => Destin ?

Une attitude toute rationnelle empêche une pensée complexe de prendre corps et étouffe la créativité. C’est ce qui nous pousse à n’expérimenter qu’un seul modèle à la fois, à adopter un comportement entropique, car issu d’un seul point de vue, et à se rendre aveugle à tout le reste de notre environnement. A l’inverse, la créativité, quel qu’elle soit, sera forcément issue d’une démarche plus néguentropique (car la globalité, la prise en compte simultanée de tout l’environnement, de fait, n’est qu’un idéal) et éprouvera plusieurs vérités à la fois.

Au fur et à mesure que nous prenons conscience du milieu dans lequel nous vivons et évoluons, nous nous rendons compte que des choses et évènements nous échappent systématiquement, que la complexité du monde ne fait que grandir et que notre sphère d’ignorance augmente proportionnellement à notre sphère de connaissance. L’incertitude nous gagne et au lieu d’en tirer profit nous nous raidissons contre elle, alors qu’elle demande souplesse et adaptation : nous devons nous complexifier. La pensée complexe n’est pas une fin en soi, au plus un idéal mais surtout un état dynamique où toute vérité n’est admise que comme temporaire, changeante, partiale et non absolue. La vérité dépend du référentiel, c’est-à-dire du point de vue. Un paysage ne sera ainsi pas le même suivant l’altitude et la position géographique qu’on choisit pour l’observer, malgré que ce soit la même plaine, la même forêt ou la même montagne. Dans le concept de vérité il y a donc une notion de perception et d’observateur, donc de subjectivité. C’est ce que Nietzsche avançait en affirmant que « la connaissance n’est qu’interprétation à travers le corps ». C’est aussi ce que disait ce cher Von Foerster (cf chapitre « Interaction ») : pas d’observé sans observateur. L’observation en dit souvent plus long sur celui qui observe, il en est de même pour le discours…

Il semble donc qu’aucune vérité même scientifique ne soit atteignable, ou du moins immuable. Une « vérité » comme on l’entend traditionnellement n’est que l’énoncé d’une interaction systémique. Alors que, nous commençons à le comprendre à présent, l’interaction entre deux systèmes n’est jamais que réductrice, car rarement isolée, relative à l’échelle d’observation et temporaire. Ainsi, la définir comme absolue et rigide est absurde systémiquement. En revanche, en terme d’énoncés le concept de théorie est beaucoup plus humble et nous devrions peut-être nous en inspirer. Outre qu’elle doit être testable et réfutable, une théorie doit aussi être « utile » au sens où elle doit permettre l’acquisition de nouvelles connaissances et l’élaboration de nouvelles théories. Pour un exemple des plus parlants, la théorie de la relativité restreinte d’Einstein n’a rien d’un fait ou d’une vérité admise. Elle reste une hypothèse. Très bien construite et résistante aux vérifications successives mais ni plus ni moins qu’une hypothèse. Tout ce que demande la science physique à cette théorie c’est de l’aider à progresser dans la compréhension de notre univers jusqu’à parvenir un jour à une théorie plus aboutie, ce qu’elle fait parfaitement. Car, qu’on le veuille ou non, autant l’observateur ne peut se défaire de l’objet observé, le théoricien non plus ne peut s’extraire de sa théorie. Le chercheur Kurt Lewin qualifiait ces théories fortement marquées par leur auteur comme « historico-géographique », c’est-à-dire qu’elles sont surtout les témoins de l’époque et de la culture dont elles sont issues. Mais nous nous doutons bien à présent qu’elles le sont toutes, l’important étant qu’elles donnent les outils de leur propre dépassement. Il doit en être de même lorsque l’on parle de « vérité ».

N’attachons donc pas trop d’importance à la fixité de notre monde puisqu’il ne l’est pas. Apprenons à suivre son mouvement fluctuant et parfois incertain, admettons l’incertitude et faisons ce travail d’équilibriste en naviguant de théories en théories (celle-là comprise) tout en restant constamment ouvert au doute et en acceptant de se tromper. C’est sans doute cela que l’on appelle « sagesse ». A ce propos, Kant ne disait-il pas que l’intelligence d’un individu se mesure à la quantité d’incertitudes qu’il est capable de supporter ?

Complexification

On représente plus régulièrement la néguentropie sous forme de boucles, on parle alors de boucles de néguentropie. Cela signifie que tôt ou tard, de système en système, l’énergie transmise revient à son départ. Les déchets d’un système lui permettent en réalité de se nourrir, au même titre que le compost de nos déchets alimentaires font pousser les légumes que nous mangeons. Evidemment, plus la boucle de néguentropie est petite mieux c’est. Moins il y a d’intermédiaires, moins il y a de risques que l’un d’eux fasse défaut et casse la boucle. Les boucles se réduisent donc naturellement par le jeu des redondances qui se multiplient et renforcent les nouvelles interactions. De plus, qui dit réduction du nombre d’intermédiaire dit aussi réduction du nombre d’interactions et donc de l’énergie nécessaires pour faire fonctionner la boucle. Encore un avantage en faveur de la complexification. Par le jeu de la sélection qui rend ces nouvelles structures plus efficaces et plus durables, tout ceci aboutit à une complexification systémique. On pourrait dire, comme s’il y avait une force de gravité au niveau systémique, la complexité va toujours se placer au plus bas de l’échelle systémique.

On peut par exemple observer ce phénomène chez les coquillages qui se sont adaptés aux marées. Lorsque la mer descend, ils se ferment le temps qu’elle revienne pour conserver un milieu aquatique au sein même de leur coquille. « D’externes qu’ils étaient d’abord, les stimulants de ces réactions sont devenus internes. Et le fait est d’importance capitale […]. Il marque le moment où l’organisme, ajoutant à sa propre organisation les modifications infligées par le milieu et augmentant dans la même mesure son indépendance, acquiert de nouvelles possibilités d’autodétermination » (Wallon, 1935). Si les redondances avec le milieu sont pertinentes, elles vont se trouver favorisées et se multiplier naturellement par le jeu de l’évolution car les éléments seront en contact de plus en plus proches et échangeront de plus en plus d’informations, ce qui renforcera . Au fur et à mesure, le système va fabriquer et générer lui-même son milieu, il finit même par se confondre avec lui (gardons donc comme exemple celui des océans avec sa chaîne alimentaire et ses écosystèmes si fragiles que nous commençons à peine à comprendre).

Ainsi, à la manière d’Hegel avec sa fameuse dialectique qui parlait d’un sens de l’histoire, comme une destinée qui se dessinerait sous nos yeux, le mouvement de tout système est la complexification par la décentralisation. Il n’y a donc plus de centre névralgique pour telle fonction, elle est supportée et assumée par tous les éléments du système à la fois. Le système devenu modulaire est beaucoup plus solide et résilient face à un dysfonctionnement car la fonction dispose d’autant de copies qu’il y a d’éléments. Les éléments eux-mêmes s’en trouvent plus autonomes et peuvent survivre malgré la défaillance de l’un d’eux. On n’a qu’à observer les cellules du corps humain pour s’en convaincre. Aucune d’elles n’est essentielle et personne ne décide. On pourrait rétorquer que les différents organes tels que le coeur, le foie ou le cerveau, eux sont spécialisés. C’est vrai. Mais ils ne sont pas des milliards et aucun ne décide plus que les autres. Eh oui, même le cerveau est soumis à l’état des autres organes qui lui fournissent de l’oxygène, du sucre, des globules blancs, etc. A la lumière de cet enseignement, le système hiérarchique et centralisé de notre société apparaît bien archaïque face à la complexification dont elle pourrait bénéficié en abandonnant la démocratie par représentant pour une démocratie directe.

L’apprentissage, l’inscription de réflexes et d’automatismes lorsqu’on se perfectionne dans une action sont aussi des démonstrations de ces boucles qui se miniaturisent. On réduit le nombre d’intermédiaires, l’input déclenchant l’action et l’output qui l’exécute sont reliés de plus en plus directement jusqu’à quitter le domaine de la conscience pour devenir automatique. En psychologie, on appelle cela l’intériorisation. On l’observe lorsqu’on n’est pas sûr de soi, au sein d’un poste à responsabilité par exemple. On rationalise et on adopte alors une position rigide et caricaturale de l’idée qu’on se fait de l’attitude qu’on doit avoir. Petit à petit, si tout va bien, on va prendre confiance, se montrer de plus en plus détendu et ne garder que le strict nécessaire comportemental pour occuper le poste. Ça y est, on a évolué ! La complexification modifie donc la structure même du système. Ce n’est plus tout à fait le même système, ce n’est plus tout à fait le même lien avec l’environnement.

Le contrôle rationnel nous emprisonne et c’est en ça que l’acteur japonais Yoshi Oida nous invite à lâcher-prise dans L’Acteur Invisible. Le rationnel ne nous permet que de choisir un seul chemin, un seul rapport au monde. A l’inverse, suivre nos émotions et nos sensations nous ouvre à de multiples possibilités. Le rationnel c’est cet œil qui nous permet de voir le système au-dessus de nous, celui dont nous faisons partie. Seulement, nous anticipons sur la structure et le but de ce système alors que nous n’en sommes qu’une infime partie, nous ne sommes pas tout le système, nous ne pouvons embrasser tous les points de vue de toute la communauté ou de toute la société, alors que nous occupons l’entièreté de notre être et que saisir toute notre complexité est déjà une tâche ardu. Occupons-nous d’abord de nous, racontons d’abord ce qu’il se passe en nous et laissons émerger naturellement l’esprit du monde. Lâchons prise et laissons faire l’incertitude.

Structure

La structure d’un système concerne ses interactions intra-système, c’est-à-dire ses règles de fonctionnement et d’organisation. La structure représente en quelque sorte la moitié du système, sa face abstraite, l’autre moitié, sa face concrète, représente ses éléments (eux-mêmes pouvant être divisés en une face concrète et une abstraite, on rentre alors dans une régression à l’infini, à la manière du Yin et du Yang qui peuvent être eux-mêmes divisés indéfiniment).

Le but d’une structure est de perdurer dans le temps. Le système en lui-même (faces abstraite + concrète) naît, vit et meurt quand ses éléments (face concrète) se séparent ou eux-mêmes ne sont plus. Une structure n’est qu’une information, elle peut donc se transmettre et se dupliquer à l’infini (c’est pourquoi la propriété intellectuelle n’a aucun sens puisque le partage de l’information n’appauvrit personne mais enrichit tout le monde). Mais ce n’est pas pour autant que la structure est immortelle, elle n’existe que si elle est efficiente et portée par des éléments concrets. En somme, que si elle permet au système d’interagir au mieux avec son environnement. On peut y voir une illustration en observant la duplication du brin d’ADN : de générations en générations, il transmet sa structure et l’agencement de ses bases azotées, ses éléments étant régulièrement recyclés. En somme, pour la réplication de l’ADN entre autres, il s’agit de la transmission d’une structure et non d’un système. C’est la transmission d’un rapport au monde.

Cela rejoint l’expérience de pensée du bateau de Thésée : le héros grec part avec son bateau pour un très long voyage, tellement long qu’il lui faut changer chaque planche de son bateau, chaque mat, chaque voile au fur et à mesure qu’ils s’usent. La question est la suivante : lorsque Thésée revient, est-ce qu’on peut considérer qu’il revient avec le même bateau ? Si on tient compte du système dans son ensemble, c’est-à-dire ses éléments concrets et ses règles structurelles, alors la réponse est non car les éléments ne sont plus les mêmes. N’eût-il change qu’une seule planche que ce n’était déjà plus le même bateau. Par contre, d’un point de vue structurel c’est rigoureusement le même bateau.

La résistance au changement que l’on peut observer pour certains systèmes (en psychologie notamment) n’est donc qu’à moitié un problème systémique puisqu’elle concerne avant tout la face structurelle du système, ses éléments de base n’étant généralement pas concernés. C’est un sujet sur lequel se sont penchés nombre de philosophes, comme Spinoza par exemple où il dit que tout individu cherche à « persévérer dans son être », mais aussi de scientifiques, à commencer par Henri Laborit qui dit que toute structure cherche à se maintenir à tout prix. Un système ne changera donc pas tant qu’il ne sera pas face à une crise adaptative, c’est-à-dire tant qu’il n’aura pas moins à perdre à modifier son comportement qu’à le conserver. Au regard du changement climatique et de la crise environnementale que nous vivons, il est à parier que, malgré notre conscience évoluée qui nous permet d’anticiper le devenir d’un système, rien ne changera tant que n’auront pas lieu des catastrophes humaines majeures…

Alors la société pourra prendre une autre direction, mais seulement si la crise n’est pas trop importante et laisse encore à l’espèce humaine la possibilité de s’adapter. Sinon nous connaîtrons un effondrement total comme en parle des personnes comme Paul Watson du Sea Sheperd ou Pablo Servigne dans « Comment tout peut s’effondrer ». Il est vrai qu’on a pris l’habitude de ce genre de prédiction opaque et définitive. Pourtant ce n’est pas une idée en l’air et elle se justifie même par la systémie.

A ce sujet, on peut s’inspirer de la notion de Zone Proximale de Développement du psychologue russe Vygotsky. Il parlait de l’apprentissage chez l’enfant mais rappelons qu’en systémie on ne s’embarrasse pas du système de pensée tout entier et notamment de l’objet d’étude (qui représente la face concrète) d’une théorie. On ne s’intéresse seulement qu’à sa structure logique (la face abstraite). Vygotsky donc, déclarait que l’apprentissage que l’on souhaitait faire à l’enfant ne devait pas être trop en décalage avec ses capacités présentes, sinon il resterait incapable d’apprendre et par la même de s’adapter. Si on en extrait l’idée d’un point de vue systémique cela donne : un système ne peut s’adapter si le milieu dans lequel il se trouve est trop en décalage avec ses capacités d’adaptation, c’est-à-dire ne possède pas de redondances communes avec le système considéré. Et un système inadapté est un système en danger. Tout comme ses éléments qui subiront eux-mêmes les tensions systémiques (cf chapitre « Entropie et néguentropie »). Car comme le disait le prix Nobel de la paix Khrishnamurti, être adapté à une société malade n’est pas forcément bon signe. En terme systémique ça donne : être adapté à un système non adapté (ou entropique) signifie que nous-mêmes ne sommes pas adaptés.

S’adapter c’est changer sa structure afin d’intégrer un système. En cybernétique, on définit la variété d’un système par la quantité de structures différentes qu’il peut adopter, ceci déterminant de facto sa capacité d’adaptation. Ainsi, en théorie, plus un système est complexe, plus il peut se structurer de façons différentes. S’adapter c’est donc changer de rapport d’échelle, gagner en pensée complexe, considérer toujours plus d’éléments et de facteurs. Mais c’est surtout une activité sans fin puisque nous ne pouvons jamais saisir l’entièreté de notre environnement qui change lui-même constamment. Car un système ne change de structure que lorsqu’il est inadapté et qu’il a effectivement besoin de changer de structure. Ce n’est pas une action gratuite, elle coûte de l’énergie et l’enjeu est la survie du système, surtout que l’adaptation est rarement immédiate et pas forcément réussie du premier coup. A chaque fois cela implique une remise à plat des redondances et donc la création de nouvelles branches structurelles. On le voit avec la loi de l’évolution, au fur et à mesure des adaptations le système doit risquer de se déstructurer pour acquérir une structure plus pérenne et mieux adaptée. En des temps très reculés, nous savons que nos ancêtres étaient des poissons ayant disposé de redondances structurelles qui était très bien adaptées à la vie aquatique, à savoir respirer et se mouvoir avec agilité sous l’eau. Nous avons perdu ces capacités au profit de nouvelles plus utiles comme respirer dans l’air et marcher. Tout comme la vie se nourrit de mort (et inversement) la structuration se nourrit de déstructuration (et inversement).

Théoriquement, un système parfaitement auto-régulé impliquerait de pouvoir revenir à son état initial à la suite d’une perturbation. Néanmoins, le monde vivant est toujours soumis à la flèche du temps. Les boucles de néguentropie que créent les systèmes vivant ne sont jamais que provisoires car elles ne sont que le signe d’une adaptation à un instant donné. Ils ne reviennent ainsi jamais à l’identique mais évoluent petit à petit vers un état légèrement différent. C’est pourquoi on dit que tout système vivant est « métastable » car il maintient une structure cohérente malgré l’environnement qui change constamment (notamment à cause des autres systèmes qui eux-mêmes essayent de s’adapter à leur manière). C’est également pourquoi la stabilité du système n’exclut pas une certaine évolution. Leibniz le disait ainsi : « la loi du changement fait l’individualité de chaque substance particulière ». Ces « substances particulières » devenant des molécules, des cellules, des individus puis des espèces qui témoignent de toute l’histoire de leurs rapports au monde successifs.

Ainsi, comme un enfant qui testerait l’autorité parentale, toucher à ses limites est la seule façon pour un système de connaître ses tensions structurelles qui l’animent et, à l’image du schéma corporel de l’enfant, de former plus ou moins consciemment son schéma adaptatif. Le proverbe dit « pour être sage il faut avoir été fou ». Un système n’est donc sensé évoluer que face aux crises. Pourtant, la race humaine a su développer une capacité d’anticipation telle qu’un individu peut éviter les risques de mort prématurées des décennies avant, juste en veillant à son comportement : ne pas fumer, ne pas trop s’exposer au soleil, faire du sport, etc, et je ne parle pas des causes de morts plus immédiates comme appuyer sur la gâchette d’un revolver contre sa tempe ou sauter d’une falaise. L’Homme en tant qu’individu est donc capable de cela. Pourtant, la société humaine semble étrangement aveugle au ravin environnemental qui s’annonce. Est-ce un signe qu’une conscience à l’échelle planétaire n’a pas encore émergé ?

Il est vrai que l’individu a un avantage non négligeable sur l’espèce : ses émotions. Ces indicateurs structurels globaux servent à lui indiquer si son schéma adaptatif, ou l’état de sa structure, est valide ou non. La joie que l’on ressent après une bonne nouvelle indique ainsi que l’on est parfaitement adapté au système dans lequel on se situe. Pour ce qui est de la tristesse, de la colère et du dégoût, elles sont toutes le signe d’une inadaptation, mais là où la tristesse indique un travail d’adaptation (comme pour tout état dépressif), la colère et le dégoût (que l’on peut amalgamer comme une seule et même émotion) témoignent quant à eux d’un rejet et d’une rigidité structurelle. L’adaptation n’est pas possible (au moins temporairement) et il y a un refus d’interagir. Quant à la surprise ou la peur (que l’on peut également amalgamé en une seule émotion), elles se rapprochent respectivement de la joie et de la tristesse et n’en diffèrent que par le pic émotionnel qui les caractérise. L’interaction est soudaine, ce n’est que dans un second temps qu’apparaît la valence positive (joie) ou négative (tristesse).

L’émotion est une indication de notre état interne, cela en fait un excellent moyen de communication. Quoi d’autre à communiquer pour un système quel qu’il soit que l’état de sa structure interne ? Les animaux ont évidemment des émotions et nous pouvons déduire assez aisément que les plantes aussi. Elles n’ont pas les mêmes modes de communication mais, nous le savons, elles sont capables de communiquer avec leur congénère : par exemple si jamais un herbivore s’approche et commence à manger l’une d’entre elles, certaines plantes peuvent alerter leurs semblables qui deviendront purement immangeables en augmentant la quantité de tanins dans leurs feuilles. Pour ce qui est des humains, nous avons développé l’expression émotionnelle à son paroxysme, c’est d’ailleurs le premier vecteur de communication que connaît le nouveau-né et ce n’est que grâce à cela qu’il peut communiquer avec le monde environnant. Ce dernier, comme l’espèce humaine l’a fait au cours de son histoire, va tellement affiner la connaissance de ses affects que va apparaître une nouvelle compétence : le rationnel. De la même manière, sans pour autant disparaître, l’expression émotionnelle va évoluer pour donner le langage.

Ce passage du structurel au fonctionnel qui a vu émerger un nouvel espace d’interaction constituant notre conscience collective, que certains appellent la « noosphère », aujourd’hui immensément développée grâce au téléphone, aux livres, à internet… De la complexification naît l’émergence. Mais nous n’en sommes qu’aux prémisses de cette émergence, l’humanité ne fait encore que découvrir un outil dont elle ne mesure pas encore la portée et qu’elle utilise donc de manière caricaturale et disproportionnée. Elle en oublie d’où elle vient, que la communication émotionnelle est une part essentielle à ne pas sous-estimer qui à sa part de vérité. Pour que naisse un système aussi complexe que le corps ou le cerveau humain à l’échelle d’une planète, il faut un temps que nous ne pouvons prévoir.

Entropie et néguentropie

On appelle communément « entropie » la tendance naturelle du monde au désordre : plongez une goutte d’encre dans un verre d’eau, mélangez un peu et elle se diluera sans que vous ne puissiez jamais la reconstituer. On peut rapprocher ce phénomène des probabilités : il y a infiniment plus de configurations possibles où les concentrations des molécules d’eau et d’encre s’homogénéisent plutôt qu’elles ne le fassent pas. C’est mathématique (et c’est même l’objet de la deuxième loi de la thermodynamique). Ainsi la « néguentropie » serait l’inverse : la tendance « innaturelle » du monde à l’ordre qui irait contre les mathématiques. Et pourtant, ça se produit. Notamment dans le vivant. En réalité, systémiquement parlant, la néguentropie ne contredit aucune loi logique, le « désordre » est bel et bien là. La seule différence est la présence ou non d’énergie pour lier les éléments entre eux. En effet, dans son livre « Gaïa : une médecine pour la Terre », James Lovelock décrit l’entropie comme un système peu énergétique a contrario de la néguentropie comme un système ayant emmagasiné de l’énergie. On pourrait donc dire que l’énergie stockée constitue un élément à part entière du système. Ainsi : pas d’énergie, pas d’interaction. Et pas d’interaction, ni système ni structure.

L’entropie est par nature anti-systémique, elle désigne des phénomènes où la dépense et le gaspillage d’énergie sont extrêmement importants par rapport au système considéré. Un système entropique, bien que très efficace dans un premier temps, n’est valable que sur le court-terme car il détruit son propre environnement en s’inscrivant dans un cycle où les déchets qu’il crée ne sont pas valorisables par d’autres. Cela conduit au final à un environnement extrêmement stable puisqu’en l’absence d’énergie, il n’y a plus d’interactions possibles entre les éléments. C’est ce qui conduisit James Lovelock à décrire très tôt Mars comme étant sans vie puisque les éléments présents dans son atmosphère étaient très peu réactifs, à l’inverse de la Terre dont les éléments dispose d’une très grande réactivité entre eux (l’oxygène et le méthane par exemple).

De plus, la stratégie entropique oblige à s’adapter sans cesse puisque l’environnement est constamment modifié par le système, là où le système néguentropique sera, à l’inverse, stable sur le long terme même s’il ne disposera pas d’un gain d’énergie aussi important et rapide. Cela peut se comprendre aisément, si le système n’est pas suffisamment complexe, autorégulé et organisé de manière néguentropique, tôt ou tard ses éléments ne pourront plus supporter les tensions au sein du système et cela conduira immanquablement à une crise systémique. Pour l’illustrer, on peut penser à une civilisation qui épuise ses ressources jusqu’à ce qu’une crise énergétique et/ou environnementale survienne, l’obligeant ainsi à revoir son type d’interaction avec l’environnement.

On serait tenté de penser que l’interaction néguentropique est l’apanage de l’espèce humaine, la seule espèce ayant suffisamment conscience d’elle-même et de son environnement pour anticiper ses actions sur le long terme. En réalité, et les chapitres suivants ne feront que nous renforcer dans cette idée, la capacité d’anticipation est présente déjà chez bien d’autres espèces : le singe capable de mentir pour sauver sa nourriture, l’écureuil qui fait des réserves pour l’hiver, les techniques de chasse en bande chez le dauphin, etc. Alors, dire que les animaux envisagent le futur tout comme nous ce serait un bien grand mot, mais ils l’envisagent oui, d’une manière ou d’une autre. En fait, l’interaction néguentropique n’est même pas liée à notre conscience super-développée, ce serait plutôt un comportement instinctif. Alors que Von Neumann avait démontrée grâce à la théorie des jeux qu’il faut guider l’égoïsme des gens dans le sens du bien commun sans chercher à en faire des altruistes, de récents travaux rapportés par Pablo Servigne auraient montrés qu’instinctivement, quand on ne laissait pas le temps à des individus de prendre une décision, ils avaient tendance à adopter une attitude plus altruiste que s’ils avaient le temps de réfléchir. De là à déduire que c’est la culture qui nous enseigne et entretient l’individualisme, il n’y a qu’un pas.

A l’inverse, l’espèce humaine n’est pas non plus dépourvue d’interaction entropique, un exemple suffit : le réchauffement climatique. Cela fait des décennies que nous connaissons son existence et pourtant, absolument rien n’est fait de notable pour l’enrayer. A tel point qu’interagir de manière néguentropique, ou entendez « responsable », paraît tout bonnement impossible. Est-ce que la systémie a une solution ? Aucune qui n’ait été déjà évoquée. Nous sommes plus de 7 milliards d’humains sur Terre, ce qui implique une inertie décisionnelle extrêmement lourde. Il s’agirait de modifier en profondeur le système démocratique global pour favoriser l’expression des populations, renforcer la diffusion des informations et des connaissances, changer de paradigme quant à la nature humaine en faisant place à plus d’humanité, d’écoute et de lâcher-prise. Un bien vaste programme qui ne pourra sans doute se réaliser qu’au devant d’une crise majeure. Ceci dit, l’Homme n’a rien inventé non plus : les animaux sauvages peuvent eux aussi avoir un effet dévastateur sur leur environnement, il y a de nombreux exemples de populations d’herbivores qui réduisent à néant la flore dont il se nourrissent. Ce n’est pas pour rien si nous avons tant de mal à réguler nos interactions avec la planète, pour un simple animal ce n’est tout simplement pas inné. On ne peut guère reprocher à notre société actuelle de ne pas chercher à organiser son environnement avec toute la philosophie du progrès qui est mise en place. Seulement, on a du mal à considérer que nous avons bel et bien un impact sur notre planète. On pensait encore au XIXe que les ressources halieutiques étaient inépuisables et cela ne fait qu’un demi-siècle que nous prenons conscience du réchauffement climatique.

Au sens d’entropique, nous entendons donc tout ce qui nuit à la pérennité d’un système et se dirige vers une entropie. Au sens de néguentropique, à l’inverse, nous entendons tout ce qui favorise le système et se dirige vers de la néguentropie. Mais gardons en tête que ces dénominations sont toutes relatives. On le sait, ce sont les tensions des systèmes de moindre complexité qui priment, c’est également leur organisation qui passe avant celle des systèmes plus complexes (cf chapitre « Echelle systémique »). Ainsi, une entropie macroscopique (destruction des systèmes et accumulation des déchets) peut en fait favoriser une néguentropie d’ordre microscopique : on peut citer par exemple le phénomène d’eutrophisation qui consiste en l’accumulation d’azote sous forme de nitrates qui vont polluer les cours d’eau et favoriser la croissance d’organismes végétaux qui vont étouffer toute autre forme de vie (c’est le même phénomène dans le cas des algues vertes). On a donc une entropie qui favorise une néguentropie de moindre échelle.

Mais si l’entropie peut se nourrir de néguentropie, la néguentropie est toujours issue de l’entropie. Revenons à la définition de l’interaction : c’est une transmission d’énergie. Si un système ne dégage aucune énergie, comment interagir avec ? Comment même savoir qu’il existe ? Comment établir les redondances avec un autre système pour qu’il interagisse de manière efficace ? Donc il faut que le système dégage de l’énergie, en perde donc, en somme : crée du déchet, pour pouvoir interagir avec d’autres systèmes et peut-être acquérir une structure plus pérenne. L’entropie consiste donc en des redondances (et interactions) potentielles. L’entropie est donc une nécessité universelle, ce phénomène est à la base de notre monde, au même titre que l’interaction. Pour prendre un exemple, avant qu’il ne devienne un élément vital à la vie sur Terre, l’oxygène était un déchet produit par les premiers organismes photosynthétiques qui a été valorisé par la suite.

Cela ne signifie pas pour autant que créer de l’entropie à tout-va est salutaire. Attention, petite digression familiale : mon grand-père, chimiste, disait paraît-il qu’il faut varier les toxiques. En effet, toute pathologie systémique est dû à une accumulation de déchets. Deux raisons possibles à cela : soit ils ne sont pas valorisés par un autre système soit ils sont produits en trop grande quantité pour être valorisés de manière efficace. Une stratégie entropique peut être vue comme néguentropique à très court terme mais créant beaucoup trop de déchets pour qu’ils soient valorisés. Produire de l’entropie oui, mais en donnant la possibilité à une néguentropie de s’installer.

L’entropie nous enseigne énormément de choses, tellement qu’on pourrait en sortir une certaine philosophie de vie. Ainsi, pour faire des rencontres, pour apprendre, pour évoluer, pour vivre, il faut accepter de perdre du temps et de l’énergie, de se tromper, d’échouer. Ce n’est qu’en s’ouvrant aux imprévus et à l’incertitude, en prenant des risques qu’il nous est possible de faire des découvertes. Il faut d’abord donner avant de recevoir. La perte précède toujours le gain. Adopter une attitude ascétique n’est donc pas la solution. On aura beau tout maîtriser de notre environnement, on ne peut contrôler le hasard. Evidemment, il peut y avoir des mauvaises surprises mais par le phénomène de redondance, il y a de fortes chances que ce soit plutôt des bonnes, c’est-à-dire adaptés à notre structure (cf « Structure »). Cependant, il ne s’agit pas non plus de créer de l’imprévu et du désordre de manière incontrôlée en menant une vie complètement dissolue. Au contraire, c’est là qu’on augmente les déchets, qu’on réduit le nombre de redondances et qu’on nuit à son intégrité (physique et/ou psychique). Il y a un juste milieu à trouver, une sorte de balance bénéfices/risques, néguentropie/entropie, où chacun des deux termes ne doit pas tomber à zéro.

Redondance

Tout système est redondant. Derrière cette phrase insolite, il y a en réalité un pléonasme qui s’ignore. En effet, par nature un système ne peut être que redondant, au sens où les mêmes motifs sont repérables car les éléments qui le composent ont forcément des points communs, sinon ils ne formeraient pas un système capable d’interagir et de reconnaître les informations transmises par les autres éléments, ces points communs se répétant donc autant de fois qu’il y a d’éléments.

Par exemple, dans la phrase « je suis humain » nous pouvons observer plusieurs redondances. La première est le pronom personnel « je » suivi du verbe « être » conjugué à la première personne du singulier. On peut rapidement constater que le pronom « je » est superflu, comme dans certaines langues latines d’ailleurs où l’usage du pronom devant le verbe n’est pas obligatoire. En effet, si on le retire dans « suis humain » nous gardons l’intelligibilité de la phrase (même si c’est au détriment de l’esthétique). De même, cette phrase est composée de mots en français, remplacer « humain » par sa version anglaise « human » reste compréhensible dans « suis human » pour peu que l’on ait quelques notions d’anglais. Cette phrase nous dit également qu’on utilise une même racine et un certain alphabet, le gréco-latin. Si l’on modifie à présent notre terme anglais par le même signifiant mais en chinois nous obtenons « suis 人的 », cette fois-ci cela ne devient compréhensible strictement que par ceux qui savent lire les deux écritures. Car il s’agit aussi d’une redondance à propos du support : pour les deux mots il s’agit de l’écrit mais qu’en est-il si l’un était écrit et l’autre prononcé oralement ? Enfin, sachant que celui qui sait lire, écrire et parler est forcément humain, le déclarer constitue aussi une redondance en soi.

Ce sont sans doute les redondances qui faisaient dire à Descartes qu’il y avait trop d’inutile mêlé au savoir dans les ouvrages. Et pourtant, loin d’être inutiles, ce sont elles qui structurent le système. Voyez, je me répète moi-même souvent dans tous ces chapitres et souvent volontairement afin de faire des liens, un argument logique pouvant être pertinent pour plusieurs raisonnements à la fois. En effet, lorsqu’on augmente la complexité transversale (cf l’article « échelle systémique »), il devient de plus en plus rare qu’un élément n’appartienne qu’à un seul système à la fois.

Ce sont donc des points communs qui se répondent mais plus que ça, ce sont en réalité des moyens d’interaction. Et les seuls. Ce principe constitue la base même de tout système : toute interaction est le signe d’une redondance. C’est cette dernière qui permet à une quantité d’énergie ou à une information donnée de passer d’un système à un autre, au même titre que deux matériaux différents mais qui conduisent tous deux l’électricité peuvent s’échanger des électrons. Voilà donc un échange très simple qui ne nécessite qu’un nombre réduit de redondances. Mais pour autant, j’aurais beau entendre le cri d’un oiseau, je ne pourrais pas pour autant décrypter toute la subtilité ou les variations de son cri puisque je ne dispose pas du même langage.

C’est bien la limite de l’explication des neurones miroirs sur l’empathie. En réalité, ce n’est qu’une propriété du système issue du principe de redondance. Car nous avons les codes pour comprendre telle action ou tel comportement, nous y réagissons. Cela revient également à déterminer l’origine des affects. Pour comprendre qu’une personne est triste, il faut que nous sachions nous mêmes ce que cela signifie « être triste » et il est donc tout à fait logique de ressentir cette tristesse et que les zones correspondantes s’activent dans notre cerveau. De la même manière, le prédateur ressent sans doute la peur de la proie à son approche, tout est affaire d’usage ensuite. Rappelons que l’émotion est avant tout une information, et celle-ci n’a que la valeur que lui donne le récepteur.

Une seule redondance donc et vous avez déjà un système, mais il faut qu’il se complexifie et devienne plus redondant pour qu’il soit viable et suffisamment solide pour résister à des assauts extérieurs. Attention toutefois, peu de redondances et vous obtenez un système fragile qui volera en éclat à la moindre perturbation. Beaucoup de redondances et à l’inverse vous obtenez un système rigide incapable d’évoluer. En réalité, il existe un juste milieu pour que le système reste à la fois souple et stable.

C’est un des dilemmes de l’écologie : à vouloir préserver l’environnement à tout prix (ce n’est pas pour ça qu’il ne faut pas le faire), en réduisant au maximum l’incertitude, en restant donc dans une conception limitée et entropique, on risque de produire des écosystèmes ultra-stables où évolueront des espèces ultra-spécialisées qui seront incapables de s’adapter si une catastrophe non maîtrisée intervient. Et cela minimisera de fait la biodiversité puisque toutes les niches écologiques seront totalement optimisées. De même, une biodiversité trop importante qui pourrait correspondre à une conception néguentropique, donc augmentant l’incertitude, pourrait contrevenir également à la résilience de l’écosystème puisqu’aucune espèce ne serait assez solidement implantée pour résister à une crise majeure. On dit que les systèmes naturels sont « métastables » car ils n’ont pas un équilibre linéaire et constant mais oscillant grâce à des périodes de crise. Voici une belle illustration de ce que permet d’élaborer la pensée complexe.

Les redondances s’observent également au sein de nos relations interindividuelles. Une expérience connue en psychologie sociale consiste à prendre un groupe de personnes, disons une dizaine ou moins, tous d’accord les uns avec les autres sur un sujet donné. En y insérant parmi eux un ou deux contradicteurs, on observe que ce groupe, pour préserver son unité, les contradicteurs vont : soit se voir asséner un certain nombre d’arguments pour les convaincre de l’avis majoritaire, soit être exclus purement et simplement. Le groupe ne supporte ni la contradiction, ni le paradoxe. C’est pour cela qu’on peut observer parfois des disputes d’une violence rare au sein des familles ou, à l’inverse, des silences et des non-dits qui pèsent. La raison est que les membres n’ont pas la possibilité de changer de famille de sang et notre culture incite à entretenir ces liens coûte que coûte. En considérant la famille comme un système à part entière, on voit que les composants, c’est-à-dire les membres de la famille, ne peuvent être changés ou modifiés malgré eux, menant à un système défaillant le cas échéant. D’où l’importance des amitiés, souvent mouvantes et changeantes au cours de la vie, qui permettent d’avoir une famille à notre image à un instant T.

Il s’agissait donc d’un exemple au niveau social. Le même phénomène au niveau psychique porte le nom de dissonance cognitive : l’expérience princeps consiste à faire déclamer à des participants un discours politique qui va à l’inverse de leur conviction, et ce pour des sommes d’argent variables. On observe que moins les participants sont rémunérés, plus ils changent d’avis politiquement. Tout comme dans le paragraphe au-dessus, cela s’explique très bien par le principe de redondance qui implique qu’une structure nécessite un minimum de cohérence et ne supporte guère la contradiction.

Nous sommes donc soumis à ce principe de cohérence mais rien ne nous empêche d’en jouer. C’est le thème de différentes pratiques de développement personnel ou encore du Feng Shui : il s’agit de construire un monde à l’image que l’on souhaite. S’entourer d’éléments sombres et mortifères construiront forcément une personnalité du même type alors qu’évoluer dans un environnement sain et positif sera plus propice à l’épanouissement personnel.