La structure d’un système concerne ses interactions intra-système, c’est-à-dire ses règles de fonctionnement et d’organisation. La structure représente en quelque sorte la moitié du système, sa face abstraite, l’autre moitié, sa face concrète, représente ses éléments (eux-mêmes pouvant être divisés en une face concrète et une abstraite, on rentre alors dans une régression à l’infini, à la manière du Yin et du Yang qui peuvent être eux-mêmes divisés indéfiniment).
Le but d’une structure est de perdurer dans le temps. Le système en lui-même (faces abstraite + concrète) naît, vit et meurt quand ses éléments (face concrète) se séparent ou eux-mêmes ne sont plus. Une structure n’est qu’une information, elle peut donc se transmettre et se dupliquer à l’infini (c’est pourquoi la propriété intellectuelle n’a aucun sens puisque le partage de l’information n’appauvrit personne mais enrichit tout le monde). Mais ce n’est pas pour autant que la structure est immortelle, elle n’existe que si elle est efficiente et portée par des éléments concrets. En somme, que si elle permet au système d’interagir au mieux avec son environnement. On peut y voir une illustration en observant la duplication du brin d’ADN : de générations en générations, il transmet sa structure et l’agencement de ses bases azotées, ses éléments étant régulièrement recyclés. En somme, pour la réplication de l’ADN entre autres, il s’agit de la transmission d’une structure et non d’un système. C’est la transmission d’un rapport au monde.
Cela rejoint l’expérience de pensée du bateau de Thésée : le héros grec part avec son bateau pour un très long voyage, tellement long qu’il lui faut changer chaque planche de son bateau, chaque mat, chaque voile au fur et à mesure qu’ils s’usent. La question est la suivante : lorsque Thésée revient, est-ce qu’on peut considérer qu’il revient avec le même bateau ? Si on tient compte du système dans son ensemble, c’est-à-dire ses éléments concrets et ses règles structurelles, alors la réponse est non car les éléments ne sont plus les mêmes. N’eût-il change qu’une seule planche que ce n’était déjà plus le même bateau. Par contre, d’un point de vue structurel c’est rigoureusement le même bateau.
La résistance au changement que l’on peut observer pour certains systèmes (en psychologie notamment) n’est donc qu’à moitié un problème systémique puisqu’elle concerne avant tout la face structurelle du système, ses éléments de base n’étant généralement pas concernés. C’est un sujet sur lequel se sont penchés nombre de philosophes, comme Spinoza par exemple où il dit que tout individu cherche à « persévérer dans son être », mais aussi de scientifiques, à commencer par Henri Laborit qui dit que toute structure cherche à se maintenir à tout prix. Un système ne changera donc pas tant qu’il ne sera pas face à une crise adaptative, c’est-à-dire tant qu’il n’aura pas moins à perdre à modifier son comportement qu’à le conserver. Au regard du changement climatique et de la crise environnementale que nous vivons, il est à parier que, malgré notre conscience évoluée qui nous permet d’anticiper le devenir d’un système, rien ne changera tant que n’auront pas lieu des catastrophes humaines majeures…
Alors la société pourra prendre une autre direction, mais seulement si la crise n’est pas trop importante et laisse encore à l’espèce humaine la possibilité de s’adapter. Sinon nous connaîtrons un effondrement total comme en parle des personnes comme Paul Watson du Sea Sheperd ou Pablo Servigne dans « Comment tout peut s’effondrer ». Il est vrai qu’on a pris l’habitude de ce genre de prédiction opaque et définitive. Pourtant ce n’est pas une idée en l’air et elle se justifie même par la systémie.
A ce sujet, on peut s’inspirer de la notion de Zone Proximale de Développement du psychologue russe Vygotsky. Il parlait de l’apprentissage chez l’enfant mais rappelons qu’en systémie on ne s’embarrasse pas du système de pensée tout entier et notamment de l’objet d’étude (qui représente la face concrète) d’une théorie. On ne s’intéresse seulement qu’à sa structure logique (la face abstraite). Vygotsky donc, déclarait que l’apprentissage que l’on souhaitait faire à l’enfant ne devait pas être trop en décalage avec ses capacités présentes, sinon il resterait incapable d’apprendre et par la même de s’adapter. Si on en extrait l’idée d’un point de vue systémique cela donne : un système ne peut s’adapter si le milieu dans lequel il se trouve est trop en décalage avec ses capacités d’adaptation, c’est-à-dire ne possède pas de redondances communes avec le système considéré. Et un système inadapté est un système en danger. Tout comme ses éléments qui subiront eux-mêmes les tensions systémiques (cf chapitre « Entropie et néguentropie »). Car comme le disait le prix Nobel de la paix Khrishnamurti, être adapté à une société malade n’est pas forcément bon signe. En terme systémique ça donne : être adapté à un système non adapté (ou entropique) signifie que nous-mêmes ne sommes pas adaptés.
S’adapter c’est changer sa structure afin d’intégrer un système. En cybernétique, on définit la variété d’un système par la quantité de structures différentes qu’il peut adopter, ceci déterminant de facto sa capacité d’adaptation. Ainsi, en théorie, plus un système est complexe, plus il peut se structurer de façons différentes. S’adapter c’est donc changer de rapport d’échelle, gagner en pensée complexe, considérer toujours plus d’éléments et de facteurs. Mais c’est surtout une activité sans fin puisque nous ne pouvons jamais saisir l’entièreté de notre environnement qui change lui-même constamment. Car un système ne change de structure que lorsqu’il est inadapté et qu’il a effectivement besoin de changer de structure. Ce n’est pas une action gratuite, elle coûte de l’énergie et l’enjeu est la survie du système, surtout que l’adaptation est rarement immédiate et pas forcément réussie du premier coup. A chaque fois cela implique une remise à plat des redondances et donc la création de nouvelles branches structurelles. On le voit avec la loi de l’évolution, au fur et à mesure des adaptations le système doit risquer de se déstructurer pour acquérir une structure plus pérenne et mieux adaptée. En des temps très reculés, nous savons que nos ancêtres étaient des poissons ayant disposé de redondances structurelles qui était très bien adaptées à la vie aquatique, à savoir respirer et se mouvoir avec agilité sous l’eau. Nous avons perdu ces capacités au profit de nouvelles plus utiles comme respirer dans l’air et marcher. Tout comme la vie se nourrit de mort (et inversement) la structuration se nourrit de déstructuration (et inversement).
Théoriquement, un système parfaitement auto-régulé impliquerait de pouvoir revenir à son état initial à la suite d’une perturbation. Néanmoins, le monde vivant est toujours soumis à la flèche du temps. Les boucles de néguentropie que créent les systèmes vivant ne sont jamais que provisoires car elles ne sont que le signe d’une adaptation à un instant donné. Ils ne reviennent ainsi jamais à l’identique mais évoluent petit à petit vers un état légèrement différent. C’est pourquoi on dit que tout système vivant est « métastable » car il maintient une structure cohérente malgré l’environnement qui change constamment (notamment à cause des autres systèmes qui eux-mêmes essayent de s’adapter à leur manière). C’est également pourquoi la stabilité du système n’exclut pas une certaine évolution. Leibniz le disait ainsi : « la loi du changement fait l’individualité de chaque substance particulière ». Ces « substances particulières » devenant des molécules, des cellules, des individus puis des espèces qui témoignent de toute l’histoire de leurs rapports au monde successifs.
Ainsi, comme un enfant qui testerait l’autorité parentale, toucher à ses limites est la seule façon pour un système de connaître ses tensions structurelles qui l’animent et, à l’image du schéma corporel de l’enfant, de former plus ou moins consciemment son schéma adaptatif. Le proverbe dit « pour être sage il faut avoir été fou ». Un système n’est donc sensé évoluer que face aux crises. Pourtant, la race humaine a su développer une capacité d’anticipation telle qu’un individu peut éviter les risques de mort prématurées des décennies avant, juste en veillant à son comportement : ne pas fumer, ne pas trop s’exposer au soleil, faire du sport, etc, et je ne parle pas des causes de morts plus immédiates comme appuyer sur la gâchette d’un revolver contre sa tempe ou sauter d’une falaise. L’Homme en tant qu’individu est donc capable de cela. Pourtant, la société humaine semble étrangement aveugle au ravin environnemental qui s’annonce. Est-ce un signe qu’une conscience à l’échelle planétaire n’a pas encore émergé ?
Il est vrai que l’individu a un avantage non négligeable sur l’espèce : ses émotions. Ces indicateurs structurels globaux servent à lui indiquer si son schéma adaptatif, ou l’état de sa structure, est valide ou non. La joie que l’on ressent après une bonne nouvelle indique ainsi que l’on est parfaitement adapté au système dans lequel on se situe. Pour ce qui est de la tristesse, de la colère et du dégoût, elles sont toutes le signe d’une inadaptation, mais là où la tristesse indique un travail d’adaptation (comme pour tout état dépressif), la colère et le dégoût (que l’on peut amalgamer comme une seule et même émotion) témoignent quant à eux d’un rejet et d’une rigidité structurelle. L’adaptation n’est pas possible (au moins temporairement) et il y a un refus d’interagir. Quant à la surprise ou la peur (que l’on peut également amalgamé en une seule émotion), elles se rapprochent respectivement de la joie et de la tristesse et n’en diffèrent que par le pic émotionnel qui les caractérise. L’interaction est soudaine, ce n’est que dans un second temps qu’apparaît la valence positive (joie) ou négative (tristesse).
L’émotion est une indication de notre état interne, cela en fait un excellent moyen de communication. Quoi d’autre à communiquer pour un système quel qu’il soit que l’état de sa structure interne ? Les animaux ont évidemment des émotions et nous pouvons déduire assez aisément que les plantes aussi. Elles n’ont pas les mêmes modes de communication mais, nous le savons, elles sont capables de communiquer avec leur congénère : par exemple si jamais un herbivore s’approche et commence à manger l’une d’entre elles, certaines plantes peuvent alerter leurs semblables qui deviendront purement immangeables en augmentant la quantité de tanins dans leurs feuilles. Pour ce qui est des humains, nous avons développé l’expression émotionnelle à son paroxysme, c’est d’ailleurs le premier vecteur de communication que connaît le nouveau-né et ce n’est que grâce à cela qu’il peut communiquer avec le monde environnant. Ce dernier, comme l’espèce humaine l’a fait au cours de son histoire, va tellement affiner la connaissance de ses affects que va apparaître une nouvelle compétence : le rationnel. De la même manière, sans pour autant disparaître, l’expression émotionnelle va évoluer pour donner le langage.
Ce passage du structurel au fonctionnel qui a vu émerger un nouvel espace d’interaction constituant notre conscience collective, que certains appellent la « noosphère », aujourd’hui immensément développée grâce au téléphone, aux livres, à internet… De la complexification naît l’émergence. Mais nous n’en sommes qu’aux prémisses de cette émergence, l’humanité ne fait encore que découvrir un outil dont elle ne mesure pas encore la portée et qu’elle utilise donc de manière caricaturale et disproportionnée. Elle en oublie d’où elle vient, que la communication émotionnelle est une part essentielle à ne pas sous-estimer qui à sa part de vérité. Pour que naisse un système aussi complexe que le corps ou le cerveau humain à l’échelle d’une planète, il faut un temps que nous ne pouvons prévoir.